La femme à l'ombrelle
Le serpent est une source d’inspiration ayant fasciné les joailliers depuis l’antiquité. Au dix-neuvième siècle, ce motif revient en majesté grâce à l’engouement pour la bague de fiançailles de la reine Victoria. Un incroyable bijou serpentiforme avec lequel la souveraine se fit enterrer.
Pourtant à la même époque, fut conçue une autre bague précieuse et rare. Plus singulière encore, cette pièce unique de joaillerie en or jaune et diamants à motifs de serpents enroulés outrepasse de loin la symbolique de l’union matrimoniale de la première. Ce qui la rend à ce titre encore plus exceptionnelle.
Pour Franz, la passion amoureuse devait se parer d’une beauté indicible, folle, quasi mystique. Malheureusement pour lui, un tel degré d’exigence ne lui facilitait nullement la tache… Or Franz savait qu’il ne serait plus considéré éternellement comme un jeune homme. Viendrait un jour, où sa quête sentimentale ne serait plus acceptable. Ni par sa famille et son entourage. Ni même par l’ensemble de tous ceux qui faisaient société dans sa petite ville prussienne de Francfort-sur-l’Oder.
Un jour alors que Franz se promenait le long de l’Oder, l’amour le frappa. Le foudroyant en plein cœur. Il se matérialisa sous la forme d’une sublime jeune femme, délicatement évanescente sous son ombrelle, et dont la longue chevelure ondulait tel un épis de blé au gré du souffle saccadé du vent.
Femme à l'ombrelle tournée vers la gauche, Claude Monet
Franz ne put s’empêcher de la suivre discrètement. Elle marchait gracieusement. S’arrêtant ici et là. Soit pour admirer les reflets du soleil sur le cours d’eau ; soit pour humer sensiblement le parfum des fleurs au milieu de l’herbe fraîche. La quiétude régnait et Franz s’abandonnait totalement à cette douce sensation. Mais sans prévenir quiconque, le souffle calme du vent devint bourrasque et l’ombrelle échappa brusquement des mains de la jeune femme.
Franz se tenait à une dizaine de mètres derrière. Il bondit opportunément sur l’ombrelle, juste avant que celle-ci ne puisse finir sa course dans l’eau troublée de l’Oder. La jeune femme se dirigeait, en pressant le pas, vers lui. Lorsqu’il croisa son regard, Franz fut happé par le bleu océan de ses yeux. Il sut instantanément qu’il se trouvait en présence de l’élue de son cœur. Celle qu’il attendait depuis toujours.
Au plus il apprenait à connaître Paula, au plus son amour se transformait en dévotion. Paula était une jeune femme irrésistible. Autant physiquement que par ses traits d’esprit et son humour. Franz se savait l’homme le plus chanceux de Francfort-sur-l’Oder, voire même de la Prusse entière. Son bonheur était complet.
Pourtant, Franz avait souvent l’impression que Paula ne prenait pas suffisamment au sérieux l’amour fou qu’il lui portait. Quand il lui déclamait des poèmes enflammés, Paula en était certes ravie. Toutefois, elle lui objectait que ses poèmes ne pouvaient s’apprécier que dans l’instant présent. Face à l’épreuve du temps, leur intensité restait donc toute relative.
Le Baiser de la muse, d'après Frillié, Paul Cézanne
Or Franz considérait ses poèmes improvisés comme les seules véritables preuves de son amour inconditionnel pour Paula. Afin de les sceller dans l’éternité, il décida de les écrire. Mais très vite, il se rendit compte que la démarche, bien que louable, ne suffirait pas empêcher leur disparition future. Tôt ou tard, l’encre sécherait jusqu’à l’illisibilité complète. Le papier même jaunirait progressivement jusqu’à l’effacement total.
Malgré la déconvenue, Franz tenait encore plus que jamais à offrir la preuve d’amour ultime qui ferait durablement chavirer Paula. Or un autre domaine que la poésie fascinait Franz : la joaillerie. Ainsi dans son esprit, seule la préciosité du bijou pouvait se mesurer à celle du poème. En outre, la pièce d’orfèvrerie l’emportait sur un point décisif : elle défierait le temps avec succès.
Ces raisons amenèrent Franz à opter pour le plus romantique des bijoux par excellence : une bague. Il souhaitait que son motif puisse représenter l’amour de deux êtres inséparables. Comme une sorte de Saint Graal du romantisme, la bague deviendrait son gage d’amour éternel et de fidélité envers Paula.
La recherche du motif parfait obnubilait Franz. A tel point, qu’il lui semblait évoluer dans une forme de rêverie éveillée permanente, dans laquelle son imagination régnait en maître. Et ce fut au cours de leur promenade quotidienne le long de l’Oder, que son imagination débridée se manifesta prodigieusement.
Paula portait un couvre-chef laissant dépasser deux volumineuses nattes, soigneusement tressées. D’humeur joueuse, Paula ne cessait de courir devant Franz, l’appelant à la rattraper en lui promettant un baiser à la volée. Au moment où Franz se mit à courir derrière elle, son regard se posa d’abord sur le dos de Paula, puis remonta lentement vers sa tête. Les deux nattes s’entremêlaient sensuellement avec une telle splendeur, qu’elles semblaient avoir pris la forme délicieuse de deux serpents enlacés.
Bague serpents entrelacés en or et diamants
La beauté saisissante de cette étreinte reptilienne s’imprima nette dans la rétine de Franz. Peu de temps après, Franz fit concevoir une bague en or jaune, présentant deux serpents langoureusement enroulés, dont les yeux étaient incrustés de diamants. Leur amour était dorénavant scellé dans l’éternité. Immortel.
Texte de Jean-Philippe Samarcq.